FlĂąnerie intempestive I
đž by Andrew Meredith
Câest la forme pure de la servitude : exister comme instrument, comme chose. MĂȘme si la chose est animĂ©e, si elle choisit elle-mĂȘme sa nourriture matĂ©rielle et intellectuelle, si elle ne ressent pas son existence-de-chose, si elle est jolie, propre, mobile, sa servitude ne fait pas de doute.
Herbert Marcuse, Lâhomme unidimensionnel, Ăditions de Minuit, p. 58.
1.
Il faut sâadapter!ââ Câest le mantra nĂ©olibĂ©ral depuis plus 3 dĂ©cennies, les Hommes doivent sâadapter au (nouveau) monde, ce qui implique quâils ne doivent plus chercher Ă changer le mondeââ lâHomme aujourdâhui ne façonne plus le monde, mais se laisse plutĂŽt façonner par lui : le sujet est devenu objet, GalatĂ©e sculpte donc Pygmalion. Quâest-ce que sâadapter si ce nâest sâhabituer ? Il y a quelque chose de pire que dâavoir une mauvaise pensĂ©e. Câest dâavoir une pensĂ©e toute faite. Il y a quelque chose de pire que dâavoir une mauvaise Ăąme et mĂȘme de se faire une mauvaise Ăąme. Câest dâavoir une Ăąme toute faite. Il y a quelque chose de pire que dâavoir une Ăąme mĂȘme perverse. Câest dâavoir une Ăąme habituĂ©e. On a vu les jeux incroyable de la grĂące et la grĂące incroyable pĂ©nĂ©trer une mauvaise Ăąme et mĂȘme une Ăąme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on a pas vu mouiller ce qui Ă©tait verni, on a pas vu traverser ce qui Ă©tait impermĂ©able, on a pas vu tremper ce qui Ă©tait habituĂ©Âč. (Que Dosseh sache quâhabituĂ©, il ne lâest quâĂ moitiĂ©). Ătre habituĂ©, au sens plein du mot, câest ne plus Ă©prouver la prĂ©sence de lâabsence, pire câest annihiler la congruence entre notre complexion et ce qui nous manque : comme un individu dans le dĂ©sert qui se complaĂźrait dans les dunes, ne ressentant absolument pas la prĂ©sence de lâabsence dâune oasis. Le DĂ©sert gagneÂČ, nous avait dĂ©jĂ prĂ©venu, il y a plus dâun siĂšcle, Nietzsche. Mais ce quâil ne nous avait pas dit, câest que nos contemporains allaient, au lieu de le stopper, tellement bien sây adapter quâils allaient le prendre pour le nouveau monde. Il est risible de constater que lâavancĂ©e du dĂ©sert coĂŻncide avec celle du âprogrĂšsâ. Depuis ma plus tendre enfance, je sais que LâhumanitĂ© ne peut rien obtenir, sans donner quelque chose en retourÂł; peut-ĂȘtre serait-il temps, au lieu de juste continuer Ă louanger le âprogrĂšsâ, de regarder derriĂšre nous, pour voir ce que nous avons dĂ» (aban)donner sur le chemin conduisant ici ?
2.
#EndAnglophoneCrisis.ââ VoilĂ bientĂŽt deux mois quâa eu lieu le massacre de Kumba, lors duquel 7 Ă©lĂšves ont trouvĂ© la mort. Quelques jours dĂ©jĂ avant ce drame, sâinspirant du mouvement #EndSars lancĂ© par nos voisins nigĂ©rians, des camerounais sur #TT237 ont eu lâidĂ©e de lancer #EndAnglophoneCrisis, pour exiger la fin du conflit faisant rage dans les rĂ©gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest entre les sĂ©cessionnistes et lâarmĂ©e camerounaise. Mais voilĂ , aucune avancĂ©e vers ne serait-ce quâun cessez-le-feu nâa depuis lors Ă©tĂ© observĂ©e, aucune enquĂȘte internationale pour dĂ©busquer les coupables du massacre de Kumba nâa jusquâici Ă©tĂ© diligentĂ©e : les balles continuent dây crĂ©piter, et les cadavres de sâamonceller. Devant tout cela, je mâinterroge : pourquoi mes compatriotes ne prennent-ils pas au moins le temps de faire un bilan dâĂ©tape de #EndAnglophoneCrisis ? Comment se fait-il quâils arrivent Ă enchaĂźner les #MeetyourTl, quand il sâagit de boire et danser, mais sont incapables dâen faire un avec pour thĂšme #EndAnglophoneCrisis ? Pourquoi ne sâinspirent-ils pas de #EndSARS jusquâau bout ? Je les ai vus ĂȘtre prompts Ă le faire quand ils demandaient Ă Jack Dorsey, P.D.G de Twitter, un emoji pour le hashtag, mais pour paver le chemin vers la mobilisation physique, comme au NigĂ©ria, il n y a plus personne. Ces derniĂšres semaines, je lis souvent mes compatriotes tweeter : â#EndAnglophoneCrisis, on ne lĂąche rienâ. Jâai envie de leur dire : vous ne tenez rien! Pour quâune mobilisation digitale ait une chance dâinflĂ©chir la politique dâun rĂ©gime autoritaire comme le nĂŽtre sur des problĂšmes de cet ordre (guerre dans les rĂ©gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, forme de lâĂtat...),
il faudrait que ses caciques soient convaincus que si vous nâavez pas gain de cause, elle dĂ©bouchera sur des manifestations dans la rue, et non que vous la cantonnerez aux rĂ©seaux sociaux : la mobilisation digitale ne doit pas ĂȘtre utilisĂ©e comme ersatz Ă la mobilisation physique, mais plutĂŽt lâaccoucherâââsans pĂ©ridurale si nĂ©cessaire. Je ne suis pas de ceux qui vous diront que parler cela revient Ă ne rien faire, quâen tweetant #Endanglophonescrisis vous nâavez rien fait, car Parler câest agir : toute
chose quâon nomme nâest dĂ©jĂ plus tout Ă fait la
mĂȘme, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la
conduite dâun individu vous la lui rĂ©vĂ©lez : il se voit.
Et comme vous la nommez, en mĂȘme temps, Ă tous les
autres, il se sait vu dans le moment quâil se voit ; son
geste furtif, quâil oubliait en le faisant, se met Ă exister Ă©normĂ©ment, Ă exister pour tous, il sâintĂšgre Ă lâesprit objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est
rĂ©cupĂ©rĂ©âŽ. Malheureusement sâopposer à  un rĂ©gime autoritaire, comme le dit Albert Dzongang, câest faire face Ă voleur qui, mĂȘme quand on crie âĂŽ voleur!â, ne lĂąche pas la corde accrochĂ©e au cou de la chĂšvre avec laquelle il essaie de sâenfuir. Dâailleurs, dans le cas dâespĂšce, vu quâil sait que nous allons nous contenter de mettre des mots sur son crime, sans jamais lui barrer le chemin, nâa-t-il pas raison de continuer Ă sâenfuir avec la chĂšvre ? Voyez vous donc pourquoi ici ce type dâagir quâest la parole, mĂȘme si câest dĂ©jĂ faire quelque chose, reste insuffisant ? Pourtant le mĂȘme voleur sâil Ă©tait convaincu quâaprĂšs avoir criĂ© âĂŽ voleurâ, des milliers, voire des millions, de personnes se lĂšveraient pour lui barrer la route, il ne se rendrait peut-ĂȘtre pas certes, mais il lĂącherait au moins la corde pour faire grimper ses chances de fuite. #EndAnglophoneCrisis devait retentir dans chaque esprit comme un cri de ralliement contre le bourreau, mais vous lâavez confinĂ© Ă nâĂȘtre que la priĂšre que psamoldient les ami(e)s de lâinnocent(e) enchaĂźnĂ©(e) qui monte Ă lâĂ©chafaud. Celle-ci fait sans aucun doute pleurer Margot, mais elle nâĂ©mousse pas le tranchant de la lame du bourreau. Jâentends dĂ©jĂ dâici certain(e)s dâentre-vous pousser des cris dâorfraie : âWowowowowo ne voit-il pas comment les villes sont quadrillĂ©es Ă chaque fois que lâOpposition, la vraie, appelle Ă une marche ?â Je ne le sais que trop bien : je comprends mĂȘme que dĂšs quâil est question de manifestations politiques, la pesanteur Ă Paris nâest pas la mĂȘme quâĂ Douala ou YaoundĂ©Â ; qui nâa pas vu comment la soldatesque, Ă la solde du bourreau, supplicie et embastille ceux qui osent manifester pacifiquement dans les rues pour exprimer leur mĂ©contentement ? Qui ignore que Bibou Nissack croupit en ce moment dans un des cachots du S.E.D pour avoir refusĂ© de sâaplatir devant la satrapie ? Le meilleur oreiller pour un bourreau, câest le sentiment dâimpuissance de ses victimes. Mais la parole justement, ne doit pas nous servir quâĂ clouer des mots sur les maux que nous infligent le bourreau, elle peut aussi nous aider Ă surmonter lâimpuissance due Ă lâatomisation, nous permettre de crĂ©er des liens entre nous en vue de notre molĂ©cularisationââ et ainsi de faire corps! de telle sorte que personne ne se retrouve seule devant le plus froid de tous les montres froidsâ”. HĂ©las! tout ceci est plus facile Ă Ă©crire quâĂ faire, nous avons des factures Ă payer, des parents dont nous devons prendre soin, peut-ĂȘtre mĂȘme des enfants Ă Ă©duquer⊠en plus, je vous mentirai si je vous disais quâaprĂšs avoir effectuĂ© tout cela le succĂšs est garanti, quâau premier tir de harpon la pieuvre autoritaire, dont les tentacules ont pu sâĂ©tendre en 38 ans jusquâĂ nos esprits, violant ainsi notre imaginaire, pĂ©rira. Que faire ? DĂ©jĂ , nous rappeler que : Sans thĂ©orie rĂ©volutionnaire, pas de mouvement rĂ©volutionnaireâ¶. VoilĂ pourquoi dans notre entreprise politique, nous devons accorder la mĂȘme dignitĂ© Ă la thĂ©orieâ·, au sens dâHorkheimer et de lâĂcole de Francfort, quâĂ la pratique. Puis nous devons, au lieu de le faire isolĂ©ment, chercher ensemble lâĂ©chelle de courage, franchir Ă lâaide dâelle les barbelĂ©s de peur avec lesquels la satrapie a circonscrit nos esprits : pour essayer, essayer encore, essayer mieux, essayer de mieux en mieux⊠jusquâĂ ce que notre entreprise politique soit couronnĂ©e de succĂšs. Fort de ce qui prĂ©cĂšde, demandons nous ceci : quels risques sommes-nous prĂȘts Ă prendre pour que le sang dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest cesse de couler ? JusquâoĂč sommes nous prĂȘts Ă aller pour obtenir un meilleur systĂšme Ă©lectoral, et de meilleures conditions de vie pour tous les camerounais ? Soyons consĂ©quents! si, sur #TT237, tout ce quâon peut faire câest tweeter â#EndAnglophoneCrisisâ comme dâautres lancent des priĂšres vers le ciel, alors on aura choisi de faire quelque chose, tout en la sachant, vu lâordre du changement voulu, insuffisante. Gardons Ă lâesprit que la honte dâĂȘtre
un homme, nous ne lâĂ©prouvons pas seulement dans les
situations extrĂȘmes dĂ©crites par Primo Levi*, mais dans des
conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité
dâexistence qui hante les dĂ©mocraties, devant la propagation
de ces modes dâexistence et de pensĂ©e-pour-le-marchĂ©,
devant les valeurs, les idĂ©aux et les opinions de notre Ă©poque. Lâignominie des possibilitĂ©s de vie qui nous sont offertes apparaĂźt du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de
notre Ă©poque, au contraire nous ne cessons de passer avec
elle des compromis honteux.[âŠ] Nous ne sommes
pas responsables des victimes, mais devant les victimesâž.
Devant :
-Victory Camibon
-Jenifer Anamgim
-Princess Ngemone
-Che Telma
-Zakame Rema
-Chema Syndi
-Renny Ngwane
Tou(te)s parti(e)s beaucoup trop tĂŽt!
1- Charles Peguy, Ćuvres en prose complĂštes, Note sur M. Bergson, et note conjointe sur M. Descartes (1914)
2- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, IV, « Parmi les filles du désert », § 2 : « Le désert croßt : malheur à qui recÚle des dés! »
3- Fullmetal Alchemist, générique en français, manga écrit et dessiné par Hiromu Arakawa, réalisé par Seiji Mizushima
4- Jean Paul Sartre, Quâest ce quâĂ©crire ?, dans Quâest-ce que la littĂ©rature ?, Gallimard (Folio essais), 1985
5â- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la nouvelle idole, trad. par Henri Albert
6- LĂ©nine, Que faire ? 4. ENGELS ET LâIMPORTANCE DE LA LUTTE THEORIQUE
7- Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), dans Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard (tel)
*Primo LĂ©vy, Si câest un homme, Pocket
8- Gilles Deleuze & FĂ©lix Guattari, Quâest-ce que la philosophie ?, Ăditions de Minuit, 2018, p. 128-129