FlĂąnerie intempestive I

Sianan Wukak
8 min readDec 14, 2020

📾 by Andrew Meredith

C’est la forme pure de la servitude : exister comme instrument, comme chose. MĂȘme si la chose est animĂ©e, si elle choisit elle-mĂȘme sa nourriture matĂ©rielle et intellectuelle, si elle ne ressent pas son existence-de-chose, si elle est jolie, propre, mobile, sa servitude ne fait pas de doute.

Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, p. 58.

1.

Il faut s’adapter! — C’est le mantra nĂ©olibĂ©ral depuis plus 3 dĂ©cennies, les Hommes doivent s’adapter au (nouveau) monde, ce qui implique qu’ils ne doivent plus chercher Ă  changer le monde — l’Homme aujourd’hui ne façonne plus le monde, mais se laisse plutĂŽt façonner par lui : le sujet est devenu objet, GalatĂ©e sculpte donc Pygmalion. Qu’est-ce que s’adapter si ce n’est s’habituer ? Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensĂ©e. C’est d’avoir une pensĂ©e toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise Ăąme et mĂȘme de se faire une mauvaise Ăąme. C’est d’avoir une Ăąme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une Ăąme mĂȘme perverse. C’est d’avoir une Ăąme habituĂ©e. On a vu les jeux incroyable de la grĂące et la grĂące incroyable pĂ©nĂ©trer une mauvaise Ăąme et mĂȘme une Ăąme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on a pas vu mouiller ce qui Ă©tait verni, on a pas vu traverser ce qui Ă©tait impermĂ©able, on a pas vu tremper ce qui Ă©tait habituĂ©Âč. (Que Dosseh sache qu’habituĂ©, il ne l’est qu’à moitiĂ©). Être habituĂ©, au sens plein du mot, c’est ne plus Ă©prouver la prĂ©sence de l’absence, pire c’est annihiler la congruence entre notre complexion et ce qui nous manque : comme un individu dans le dĂ©sert qui se complaĂźrait dans les dunes, ne ressentant absolument pas la prĂ©sence de l’absence d’une oasis. Le DĂ©sert gagneÂČ, nous avait dĂ©jĂ  prĂ©venu, il y a plus d’un siĂšcle, Nietzsche. Mais ce qu’il ne nous avait pas dit, c’est que nos contemporains allaient, au lieu de le stopper, tellement bien s’y adapter qu’ils allaient le prendre pour le nouveau monde. Il est risible de constater que l’avancĂ©e du dĂ©sert coĂŻncide avec celle du “progrĂšs”. Depuis ma plus tendre enfance, je sais que L’humanitĂ© ne peut rien obtenir, sans donner quelque chose en retourÂł; peut-ĂȘtre serait-il temps, au lieu de juste continuer Ă  louanger le “progrĂšs”, de regarder derriĂšre nous, pour voir ce que nous avons dĂ» (aban)donner sur le chemin conduisant ici ?

2.

#EndAnglophoneCrisis. — VoilĂ  bientĂŽt deux mois qu’a eu lieu le massacre de Kumba, lors duquel 7 Ă©lĂšves ont trouvĂ© la mort. Quelques jours dĂ©jĂ  avant ce drame, s’inspirant du mouvement #EndSars lancĂ© par nos voisins nigĂ©rians, des camerounais sur #TT237 ont eu l’idĂ©e de lancer #EndAnglophoneCrisis, pour exiger la fin du conflit faisant rage dans les rĂ©gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest entre les sĂ©cessionnistes et l’armĂ©e camerounaise. Mais voilĂ , aucune avancĂ©e vers ne serait-ce qu’un cessez-le-feu n’a depuis lors Ă©tĂ© observĂ©e, aucune enquĂȘte internationale pour dĂ©busquer les coupables du massacre de Kumba n’a jusqu’ici Ă©tĂ© diligentĂ©e : les balles continuent d’y crĂ©piter, et les cadavres de s’amonceller. Devant tout cela, je m’interroge : pourquoi mes compatriotes ne prennent-ils pas au moins le temps de faire un bilan d’étape de #EndAnglophoneCrisis ? Comment se fait-il qu’ils arrivent Ă  enchaĂźner les #MeetyourTl, quand il s’agit de boire et danser, mais sont incapables d’en faire un avec pour thĂšme #EndAnglophoneCrisis ? Pourquoi ne s’inspirent-ils pas de #EndSARS jusqu’au bout ? Je les ai vus ĂȘtre prompts Ă  le faire quand ils demandaient Ă  Jack Dorsey, P.D.G de Twitter, un emoji pour le hashtag, mais pour paver le chemin vers la mobilisation physique, comme au NigĂ©ria, il n y a plus personne. Ces derniĂšres semaines, je lis souvent mes compatriotes tweeter : “#EndAnglophoneCrisis, on ne lĂąche rien”. J’ai envie de leur dire : vous ne tenez rien! Pour qu’une mobilisation digitale ait une chance d’inflĂ©chir la politique d’un rĂ©gime autoritaire comme le nĂŽtre sur des problĂšmes de cet ordre (guerre dans les rĂ©gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, forme de l’État...),
il faudrait que ses caciques soient convaincus que si vous n’avez pas gain de cause, elle dĂ©bouchera sur des manifestations dans la rue, et non que vous la cantonnerez aux rĂ©seaux sociaux : la mobilisation digitale ne doit pas ĂȘtre utilisĂ©e comme ersatz Ă  la mobilisation physique, mais plutĂŽt l’accoucher — sans pĂ©ridurale si nĂ©cessaire. Je ne suis pas de ceux qui vous diront que parler cela revient Ă  ne rien faire, qu’en tweetant #Endanglophonescrisis vous n’avez rien fait, car Parler c’est agir : toute
chose qu’on nomme n’est dĂ©jĂ  plus tout Ă  fait la
mĂȘme, elle a perdu son innocence.
Si vous nommez la
conduite d’un individu vous la lui rĂ©vĂ©lez : il se voit.
Et comme vous la nommez, en mĂȘme temps, Ă  tous les
autres, il se sait vu dans le moment qu’il se voit ; son
geste furtif, qu’il oubliait en le faisant, se met Ă  exister Ă©normĂ©ment, Ă  exister pour tous, il s’intĂšgre Ă  l’esprit objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est
récupéré
⁎. Malheureusement s’opposer à un rĂ©gime autoritaire, comme le dit Albert Dzongang, c’est faire face Ă  voleur qui, mĂȘme quand on crie “î voleur!”, ne lĂąche pas la corde accrochĂ©e au cou de la chĂšvre avec laquelle il essaie de s’enfuir. D’ailleurs, dans le cas d’espĂšce, vu qu’il sait que nous allons nous contenter de mettre des mots sur son crime, sans jamais lui barrer le chemin, n’a-t-il pas raison de continuer Ă  s’enfuir avec la chĂšvre ? Voyez vous donc pourquoi ici ce type d’agir qu’est la parole, mĂȘme si c’est dĂ©jĂ  faire quelque chose, reste insuffisant ? Pourtant le mĂȘme voleur s’il Ă©tait convaincu qu’aprĂšs avoir criĂ© “î voleur”, des milliers, voire des millions, de personnes se lĂšveraient pour lui barrer la route, il ne se rendrait peut-ĂȘtre pas certes, mais il lĂącherait au moins la corde pour faire grimper ses chances de fuite. #EndAnglophoneCrisis devait retentir dans chaque esprit comme un cri de ralliement contre le bourreau, mais vous l’avez confinĂ© Ă  n’ĂȘtre que la priĂšre que psamoldient les ami(e)s de l’innocent(e) enchaĂźnĂ©(e) qui monte Ă  l’échafaud. Celle-ci fait sans aucun doute pleurer Margot, mais elle n’émousse pas le tranchant de la lame du bourreau. J’entends dĂ©jĂ  d’ici certain(e)s d’entre-vous pousser des cris d’orfraie : “Wowowowowo ne voit-il pas comment les villes sont quadrillĂ©es Ă  chaque fois que l’Opposition, la vraie, appelle Ă  une marche ?” Je ne le sais que trop bien : je comprends mĂȘme que dĂšs qu’il est question de manifestations politiques, la pesanteur Ă  Paris n’est pas la mĂȘme qu’à Douala ou Yaoundé ; qui n’a pas vu comment la soldatesque, Ă  la solde du bourreau, supplicie et embastille ceux qui osent manifester pacifiquement dans les rues pour exprimer leur mĂ©contentement ? Qui ignore que Bibou Nissack croupit en ce moment dans un des cachots du S.E.D pour avoir refusĂ© de s’aplatir devant la satrapie ? Le meilleur oreiller pour un bourreau, c’est le sentiment d’impuissance de ses victimes. Mais la parole justement, ne doit pas nous servir qu’à clouer des mots sur les maux que nous infligent le bourreau, elle peut aussi nous aider Ă  surmonter l’impuissance due Ă  l’atomisation, nous permettre de crĂ©er des liens entre nous en vue de notre molĂ©cularisation — et ainsi de faire corps! de telle sorte que personne ne se retrouve seule devant le plus froid de tous les montres froids⁔. HĂ©las! tout ceci est plus facile Ă  Ă©crire qu’à faire, nous avons des factures Ă  payer, des parents dont nous devons prendre soin, peut-ĂȘtre mĂȘme des enfants Ă  Ă©duquer
 en plus, je vous mentirai si je vous disais qu’aprĂšs avoir effectuĂ© tout cela le succĂšs est garanti, qu’au premier tir de harpon la pieuvre autoritaire, dont les tentacules ont pu s’étendre en 38 ans jusqu’à nos esprits, violant ainsi notre imaginaire, pĂ©rira. Que faire ? DĂ©jĂ , nous rappeler que : Sans thĂ©orie rĂ©volutionnaire, pas de mouvement rĂ©volutionnaire⁶. VoilĂ  pourquoi dans notre entreprise politique, nous devons accorder la mĂȘme dignitĂ© Ă  la thĂ©orie⁷, au sens d’Horkheimer et de l’École de Francfort, qu’à la pratique. Puis nous devons, au lieu de le faire isolĂ©ment, chercher ensemble l’échelle de courage, franchir Ă  l’aide d’elle les barbelĂ©s de peur avec lesquels la satrapie a circonscrit nos esprits : pour essayer, essayer encore, essayer mieux, essayer de mieux en mieux
 jusqu’à ce que notre entreprise politique soit couronnĂ©e de succĂšs. Fort de ce qui prĂ©cĂšde, demandons nous ceci : quels risques sommes-nous prĂȘts Ă  prendre pour que le sang dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest cesse de couler ? Jusqu’oĂč sommes nous prĂȘts Ă  aller pour obtenir un meilleur systĂšme Ă©lectoral, et de meilleures conditions de vie pour tous les camerounais ? Soyons consĂ©quents! si, sur #TT237, tout ce qu’on peut faire c’est tweeter “#EndAnglophoneCrisis” comme d’autres lancent des priĂšres vers le ciel, alors on aura choisi de faire quelque chose, tout en la sachant, vu l’ordre du changement voulu, insuffisante. Gardons Ă  l’esprit que la honte d’ĂȘtre
un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les
situations extrĂȘmes dĂ©crites par
Primo Levi*, mais dans des
conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité
d’existence qui hante les dĂ©mocraties, devant la propagation
de ces modes d’existence et de pensĂ©e-pour-le-marchĂ©,
devant les valeurs, les idĂ©aux et les opinions de notre Ă©poque. L’ignominie des possibilitĂ©s de vie qui nous sont offertes apparaĂźt du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de
notre Ă©poque, au contraire nous ne cessons de passer avec
elle des compromis honteux.
[
] Nous ne sommes
pas responsables des victimes, mais devant les victimes
⁞.

Devant :

-Victory Camibon
-Jenifer Anamgim
-Princess Ngemone
-Che Telma
-Zakame Rema
-Chema Syndi
-Renny Ngwane

Tou(te)s parti(e)s beaucoup trop tĂŽt!

1- Charles Peguy, ƒuvres en prose complùtes, Note sur M. Bergson, et note conjointe sur M. Descartes (1914)

2- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, IV, « Parmi les filles du désert », § 2 : « Le désert croßt : malheur à qui recÚle des dés! »

3- Fullmetal Alchemist, générique en français, manga écrit et dessiné par Hiromu Arakawa, réalisé par Seiji Mizushima

4- Jean Paul Sartre, Qu’est ce qu’écrire ?, dans Qu’est-ce que la littĂ©rature ?, Gallimard (Folio essais), 1985

5 - Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la nouvelle idole, trad. par Henri Albert

6- LĂ©nine, Que faire ? 4. ENGELS ET L’IMPORTANCE DE LA LUTTE THEORIQUE

7- Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), dans Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard (tel)

*Primo LĂ©vy, Si c’est un homme, Pocket

8- Gilles Deleuze & FĂ©lix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Éditions de Minuit, 2018, p. 128-129

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Sianan Wukak

"les vĂ©ritĂ©s de tempĂ©rament doivent se payer d’une maniĂšre ou d’une autre.Les viscĂšres, le sang, les malaises et les vices se concertent pour les faire naĂźtre."