Pour l’école buissonnière

Sianan Wukak
10 min readFeb 11, 2021

📸 taken by Danny Clinch

Prenez vos précautions, quand le grand Dieu fait venir un penseur
sur notre planète, tout est alors en danger. C’est comme si
un incendie éclate dans une grande ville et que tout le
monde ignore ce qui se trouve encore en sécurité et où le
cataclysme prendra fin. Il n’y a rien alors, dans les
sciences, qui le lendemain ne pourrait être tourné en son
contraire ; il n’y a plus ni réputation littéraire ni célébrité
bien assise ; toutes les choses qui, à cette heure, sont
chères et précieuses pour l’homme ne le sont qu’au
bénéfice de l’idée qui s’est levée à leur horizon intellectuel
et qui sont conditionnées dans l’ordre des choses actuel,
comme l’arbre porte son fruit. Un nouveau degré de
culture soumettrait instantanément à un bouleversement
tout le système des aspirations humaines.

Ralph W. Emerson, Cercles

De nos jours, une personne passe généralement les premières années de sa vie (enfance, adolescence, voire premières années de la vie d’adulte), c’est à dire les années les plus déterminantes pour la formation et le développement de sa personnalité, sur les bancs de l’École (maternelle, école primaire, lycée/collège, université/école supérieure). Or, qu’apprend-on à l’Ecole ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons
à lire, écrire, compter, — donc quelques techniques, et pas mal d’autres choses encore, y compris des éléments (qui peuvent être rudimentaires ou au contraire
approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire » directement utilisables dans les différents postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les cadres supérieurs, etc.)
¹. À l’école on apprend donc des “savoir-faire”, qui nous permettront de trouver une place sur le marché du travail, et être ainsi utile à la société. Mais à côté, et aussi à l’occasion de ces techniques
et ces connaissances, on apprend à l’Ecole les « règles »
du bon usage c’est-à-dire de la convenance que doit
observer, selon le poste qu’il est « destiné » à y occuper,
tout agent de la division du travail : règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce qui veut dire, en clair, règles du respect de la division
sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre établi par la domination de classe
². Pour résumer, nous pouvons dire que l’école enseigne des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique »³. L’École fait partie de ce que Louis Althusser a appelé les appareils idéologiques d’État, elle joue un rôle capital dans la reproduction de l’ordre social⁴. Tous les agents de la production, de l’exploitation et
de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquitter
« consciencieusement » de leur tâche — soit d’exploités
(les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »),
etc.
⁵. L’école développe donc notre sens commun, pour qu’on puisse se mouvoir dans le cadre établi par l’ordre gouvernant, elle nous formate, c’est à dire, qu’en se basant sur la division du travail ayant cours, elle nous rend conforme à un modèle — un élève sain d’esprit a souvent tendance à offrir une résistance plus grande à l’enseignement quand il prend conscience de cette manipulation à laquelle il est constamment soumis⁶. La fonction du sens commun est d’ajuster l’homme au monde des phénomènes, de faire qu’il se sente chez lui dans l’univers fourni par les cinq sens ; c’est là que nous sommes, et puis voilà tout⁷. Il apparaît clairement que l’école ne nous enseigne nullement à réfléchir ; mais que signifie réfléchir ? Réfléchir, cela signifie de toujours penser de manière critique. Et penser de manière critique, cela signifie que chaque pensée sape ce qu’il y a en fait de règles rigides et de convictions générales. Tout ce qui se passe lorsqu’on pense est soumis à un examen critique⁸. Le sens commun, dépend de l’entendement ; alors que la pensée, dépend de la raison. La fonction [de la pensée] consiste à briser l’assurance et contentement de soi du sens commun, à saper la confiance funeste en la puissance et le langage des faits⁹. Si l’École nous enseignait à réfléchir, à penser de manière critique, alors nous serions alors disposer à remettre en question l’ordre établi et non de juste nous s’y mouvoir ; or, tout ordre gouvernant étant par nature conservateur, il est de la haute plus haute importance pour ses tenants qu’on s’y insère et non qu’on le questionne — c’est pour cela que Ivan Illich a écrit : L’école est l’agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est¹⁰. Pour s’y opposer, Francisco Ferrer fonda en 1901 l’Escuela moderna, où il comptait développer la faculté de penser et l’autonomie des enfants. Dans Le bulletin de l’Escuela moderna, il déclare : Nous ne craignons pas de le dire : nous voulons des hommes aptes à évoluer incessamment, capables de détruire et de rénover constamment les milieux sociaux et de se renouveler eux-mêmes, des hommes dont l’indépendance intellectuelle soit la force suprême, qui jamais ne s’assujettissent, mais, toujours, sont disposés à accepter toute amélioration, heureux du triomphe des idées nouvelles, des hommes enfin qui aspirent à vivre des vies multiples en une seule vie. La société présente craint de telles personnalités, aussi ne peut-on espérer qu’elle veuille jamais instaurer une éducation capable de les produire¹¹. Elle fût malheureusement fermée en 1906 par la couronne espagnole, ce qui n’empêcha pas Ferrer d’essaimer sa nouvelle pédagogie jusqu’à son exécution après une parodie de procès en 1909.

Leur société de masse n’a pas seulement produit la camelote pour les clients, elle a produit les clients eux-mêmes.

T. W. Adorno, Minima Moralia, Payot (petite biblio payot), § 96.

Vu l’insuffisance de l’instruction dispensée à l’école, et surtout vu le développement des sociétés de contrôle¹², nous avons plus que jamais besoin de nous éduquer pour pouvoir résister. Vous vous demandez sûrement : résister à quoi ? Résister aux puissances que sont l’État capitaliste, la télévision, le marketing de la société de consommation, les G.A.F.A… Ce sont ces puissances qui transforment Homo sapiens en Homo consumens¹³, qui incitent des jeunes diplômés africains à psalmodier des phrases creuses telles que : “l’entrepreneuriat seule sortira l’Afrique de la pauvreté” ; “laissons la politique, cherchons l’argent” ; “entourez vous uniquement de personnes avec le cerveau orienté solutions” ; “Si le pays va mal, ce n’est pas à cause des gouvernants mais des gouvernés”…

Où trouver des moyens de leur résister ? Rappelons que la philosophie représente entre autres choses le penser dans la mesure où il ne capitule pas devant la division du travail et n’accepte pas qu’elle lui prescrive ses tâches. La réalité n’exerce pas seulement sa contrainte sur les hommes à travers la violence physique et les intérêts matériels, mais aussi par un pouvoir de suggestion illimité. La philosophie n’est pas une synthèse, une science fondamentale ou magistrale, mais elle est une entreprise de résistance à la suggestion, un choix délibéré en faveur de la liberté intellectuelle et réelle¹⁴. Il ne s’agit pas clairement pas ici d’une certaine philosophie universitaire, devenue prostituée pour et de l’ordre établi, que Paul Nizan dénonçait déjà dans Les chiens de garde, et avant lui Schopenhauer dans son texte “Sur la philosophie dans les universités”, contenu dans Parerga et Paralipomena. La philosophie n’est pas une spécialité, n’est pas une discipline comme

les autres disciplines
¹⁵, en ceci qu’elle est la pourvoyeuse de concepts¹⁶ — si elle peut être entreprise de résistance, c’est parce qu’elle est tout d’abord création de concepts, de valeurs, et de modes d’existence immanents ; démystification des idéologies ; et dénonciation de la bassesse, de la bêtise. Nous ne pensons pas encore si nous ne pouvons nommer ce que nous pensons¹⁷: voilà pourquoi tout penser rigoureux a besoin de concepts ; tout penser, qui ne campe pas sur une portion du territoire de la connaissance mais y pérégrine, a besoin de la philosophie.

Nous manquons de résistance au présent.[…]Ils [les livres de philosophie et les œuvres d’art] ont en commun de résister, résister à la mort, à la servitude, à l’intolérable, à la honte, au présent.

G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, p. 129-131.

Celui qui va à l’école buissonnière, c’est celui qui ayant pris conscience de l’insuffisance de l’instruction dispensée par l’École pour exister dans ce monde et surtout le penser, se propose de la compléter par l’éducation. La seule éducation qui importe, autrement dit qui émancipe, c’est celle qu’on se donne soi-même ; car elle permet d’éveiller et d’aiguiser son esprit créatif et critique, et elle seule dénote la soif de connaissances et l’aptitude — à partiellement — l’étancher. En outre, on s’y éduque selon sa complexion, et en harmonie avec elle : ce qui accroît l’efficacité de cette éducation, qui nous outille pour penser, donc pour résister aux puissances qui s’ingénient à nous abrutir et asservir. Pour s’éduquer, pour penser, il est primordial de disposer de skholè, temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde¹⁸. Il s’agit donc de s’évader de cette idéologie mortifère qui veut qu’on apprenne uniquement des choses qui ont un intérêt pratique (étoffer son C.V, vendre un service…), et qu’on délaisse l’activité théorique — alors même que pour l’intelligence, la saisie d’un problème pèse plus que sa solution ; le questionnement importe plus que le solutionnement ; la formulation d’une question, sa mise en énoncé, est plus essentielle que sa réponse : si on a mal posé un problème, comment y trouver solution ? Si on ne questionne pas le monde (intérieur comme extérieur), comment réaliser qu’il appelle des réponses ?

L’école buissonnière pense, en consonance avec Montaigne, que mieux vaut une tête bien faite qu’une tête pleine¹⁹; se définissant dans le mouvement d’apprendre, la quête de connaissances, et non dans le résultat de savoir, elle (se) propose : de partir de la philosophie pour penser le monde, tout comme d’y revenir ; de fréquenter les grandes œuvres de philosophie et de littérature, et lire tout ce vers quoi nous incline notre curiosité ; de non seulement contempler les grandes œuvres musicales, sculpturales, picturales…, mais aussi de s’essayer à ses arts ; de privilégier la compagnie d’auteurs aristocratiques (ceux qui exigent autant d’eux-mêmes que de leurs lecteurs, auditeurs…) sur celle des auteurs populistes (ceux qui parlent uniquement le langage du bestseller, des charts…) ; d’encourager l’échange entre quêteurs de connaissances, et la coopération de ceux-ci ; de ne pas se laisser stériliser par la division du travail, qui veut qu’on s’en remette aux seuls les experts en économie pour les décisions économiques, aux seuls les experts en politiques publiques pour les decisions de politique publique…, mais plutôt de se donner les moyens de penser par soi-même, pour pouvoir se forger un avis critique sur les décisions prises au quotidien par ces experts. L’école buissonnière s’inspire, entre autres, de cet autodidacte devenu philosophe, resté une lumière depuis le siècle des lumières jusqu’à nos jours ; de ce philosophe, qui en sortant des sentiers battus, a pu devenir une référence en économie ; de ce philologue devenu un des géants de la philosophie ; de ce gratte-papier sans baccalauréat, qui devint un des écrivains majeurs, et la figure de l’intellectuel lorsqu’il écrivit J’accuse…! ; de ce psychiatre devenu théoricien de la révolution. Aujourd’hui, à l’ère de la démocratisation des savoirs, avec tous ces articles scientifiques et œuvres disponibles gratuitement sur internet, l’école buissonnière est plus que jamais accessible.

1- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, dans Positions, Éditions sociales, p. 72.

2- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, dans Positions, Éditions sociales, p. 72.

3- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, dans Positions, Éditions sociales, p. 73.

4- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, dans Positions, Éditions sociales, p. 73.

5- Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, éléments pour une théorie de l’enseignement, Editions de Minuit (LE SENS COMMUN), p. 236.

6- Ivan Illich, Une société sans école, Editions du Seuil (Points).

7- Hannah Arendt, La vie de l’esprit, P.U.F, p. 76.

8- Hannah Arendt, Entretien avec Roger Errera, 1973.

9- Herbert Marcuse, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, Editions de minuit (LE SENS COMMUN), p. 44.

10- Ivan Illich, Une société sans école, Editions du Seuil (Points).

11- Francisco Ferrer, L’École moderne, traduction du chapitre sur « La rénovation de l’école», dans Les cahiers Pensée et Action, Paris et Bruxelles, juillet-septembre 1959, pp. 61-68 (66 pour la citation).

12- Gilles Deleuze, POST-SCRIPTUM
SUR LES SOCIÉTÉS DE CONTRÔLE, dans Pourparlers 1972-1990, Les Éditions de Minuit.

13- “Homo consumens is the man whose main goal is not primarily

to own things, but to consume more and more, and thus to com-

pensate for his inner vacuity, passivity, loneliness, and anxiety.” Erich Fromm, On Man, in Socialist humanist, p. 214.

14- Max Horkheimer & T. W. Adorno, Dialectique de la raison, Gallimard(tel), p. 368.

15- Max Horkheimer, Theorie critique hier et aujourd’hui, dans Théorie critique, Payot (critique de la politique), p. 328.

16-“ La philosophie est l’art de de former, d’inventer, de fabriquer des concepts .” Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, les Éditions de Minuit, p. 8.

17 - Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ?, p. 67

18- Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Éditions du Seuil (Points).

19 - “À un enfant de bonne maison qui recherche les lettres, non pour le gain – car une fin si abjecte est indigne de la grâce et de la faveur des Muses, et puis elle regarde autrui et en dépend –, ni tant pour les avantages extérieurs que pour les siens propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, comme j’ai plutôt envie d’en faire un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais les mœurs et l’entendement plus que la science, et qu’il se conduisît dans sa charge d’une manière nouvelle.” Montaigne, Les Essais, Editions Robert Laffont

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Sianan Wukak

"les vérités de tempérament doivent se payer d’une manière ou d’une autre.Les viscères, le sang, les malaises et les vices se concertent pour les faire naître."